Interview de Mr Pierre Alain Raphan, député de l’Essonne
Thierry Bayon : Comment pourriez-vous définir la souveraineté numérique ? indirectement, quel est le rôle de l’État et des députés qui travaillent sur ces questions et qui essaient évidemment d’influencer la politique publique ?
Pierre-Alain Raphan : Merci pour l’invitation. C’est toujours un plaisir d’échanger sur ces sujets, afin d’arriver à peaufiner notre vision.
Si j’avais une définition à donner de la souveraineté numérique, ce serait celle d’avoir le choix tout simplement. Avoir le choix signifie beaucoup de choses. Dans notre quotidien numérique, soit on a pas le choix c’est à dire que ce sont des outils qui sont imposés par une norme, par un usage, soit on ne se donne pas le choix parce qu’on a pas forcément conscience de ce qui se passe derrière les usages.
A mon sens, le premier rôle du système politique au sens large (que ce soit Étatique, que ce soit le gouvernement, que ce soit les élus) serait déjà d’avoir conscience de ce qu’il se passe. Ce n’est pas toujours le cas.
Beaucoup d’élus n’ont pas conscience des pratiques derrière l’usage du numérique. A partir du moment où l’on prend conscience, on peut prendre des décisions pour corriger le tir et avoir ce choix.
L’idée n’est pas forcément d’imposer des outils de division, mais il est compliqué que chacun puisse justement faire ce choix en toute conscience, en étant un citoyen ou une organisation éclairée sur ces sujets.
Donc, ma définition serait d’avoir le choix.
TB : Oui, très juste. Je suis tout à fait d’accord avec ce rappel liminaire. On parle beaucoup de souveraineté numérique, c’est même devenu une sorte de mantra. Fondamentalement, il y a énormément d’enjeux et notamment d’enjeux stratégiques pour notre économie.
Comment définiriez-vous cette souveraineté numérique, quelles bornes et quels garde-fous érigeriez-vous pour la promouvoir ?
P-A R : Quand j’explique ce sujet à des personnes qui ont envie de savoir ce qu’il se passe derrière le sujet du numérique, que ce cela soit dans les collèges, les lycées ou dans des organisations diverses et variées, je commence toujours par penser « usages ».
On parle finalement de l’usage car l’on sait que dans la majorité des cas, chacun à un smartphone. On explique que maintenant nous sommes dans une économie de la donnée. C’est à dire qu’au XXIème siècle, la stratégie des grands groupes (ce sont souvent les GAFAM mais il y en a plein d’autres) c’est d’en capter le plus possible.
Pour cela, ils développent des algorithmes pour que l’on soit le plus possible sur nos smartphones. Cette économie de la donnée, cette économie de l’attention finalement, a des impacts : on a créé une addiction. C’est-à-dire que cela développe dans nos cerveaux une addiction telle que la drogue, mais c’est légal pour l’instant.
Toutes ces données vont être enregistrées par le smartphone sans que vous soyez au courant. Dans la majorité des smartphones, les options de localisations sont activées par défaut. Vous ne savez pas que vous êtes tracé en permanence et ces données vous ne savez pas où elles vont et qui s’en sert.
Je crois que c’est Élise Lucet qui a fait un Cash Investigation sur les données de santé par exemple. Sur le fait que quand vous mettez votre carte vitale à la pharmacie, vos données s’échappent, on ne vous prévient pas, on n’est pas au courant, on ne vous donne pas votre avis là dessus. Mais ces données, on les revend.
Cela part chez des data brokers américains, en tout cas non français. Ils ont une fiche sur 90% de la population française sans que vous le sachiez et ils récoltent jusqu’à 30 000 données différentes sur vous : critères physiques, habitudes de consommation, préférences sexuelles, religieuses… Tout ce qui pourrait vous décrire.
Ce sont ces données qui sont “volées”. Quand on ne vous dit pas les choses et qu’on vous les prend, c’est un vol. Elles sont volées et utilisées contre vous, cela alimente des algorithmes. De plus, ces données sont stockées très souvent sur des serveurs détenus par des sociétés étrangères et très souvent d’ailleurs stockées à l’étranger.
C’est là que l’on va s’interroger finalement sur plusieurs choses. Lorsque l’on est dans le système politique et que l’on a conscience de ça (le premier rôle du système politique c’est de protéger les citoyens) il faut expliquer ce qu’il se passe.
Il faut former le plus grand nombre, pour que chacun ait son choix à faire, dans l’installation de ces outils, dans le choix de ces outils. Après il faut qu’on puisse faire deux choses : réguler, c’est-à-dire pour nos données stratégiques (données de santé, données militaires…), faire en sorte que ces données là, ne puissent pas être volées d’une manière ou d’une autre.
Pour ça il faut que l’on fasse émerger des acteurs en France et en Europe (deuxième sujet politique), pour ne pas submerger les acteurs qui sont en capacité de protéger ces données là.
Nous parlions tout à l’heure d’usages. En effet, on a tous tendance à aller sur ces outils parce qu’ils sont simples à utiliser, ils sont précis, ça marche tout seul puisqu’il y a des moyens derrière. Il faut donner les mêmes moyens à nos acteurs français ou européens pour qu’ils puissent émerger. C’est ce qui fera qu’on pourra avoir une réponse comme le Cloud act.
Des acteurs du numérique sont au courant, mais les acteurs politiques sont très peu au courant qu’il y a une extraterritorialité des lois, une prédominance des lois américaines sur les lois françaises et européennes et que s’il faut stocker sur des serveurs détenus par des sociétés étrangères ou détenues sur des sols étrangers alors on peut y avoir accès d’une manière ou d’une autre.
On peut aussi se poser la question d’espionnage industriel. Mais il y a beaucoup de choses en fait. Donc notre rôle c’est d’expliquer, de réguler, de clarifier les choses et de faire émerger ces acteurs. En tout cas les priorités politiques sur le sujet de la souveraineté numérique au sens large.
TB : Dans les milieux du numérique, de la french tech, des réseaux auxquels j’appartiens, j’entends vraiment deux sons de cloche. Le premier consiste à dire qu’on a besoin de promouvoir toutes les parties infrastructures, stockage etc. jusqu’aux usages.
D’autres pensent que nous accusons un tel retard sur “les couches basses” (infrastructures, gestion et stockage des données) que ce n’est plus une bataille qu’on est en capacité de gagner. Avez-vous un point de vue sur ces deux visions de l’évolution potentielle du numérique ?
P-A R : Quand vous prenez le monde du cyberespace, la France et l’Europe n’en maîtrisent aucune couche, on a pas les câbles. On ne peut pas s’étonner, nous n’avons pas de Hardware.
De même pour le Software, on peut en avoir quelques-uns, mais ceux qui fonctionnent sont américains. Mais au niveau du stockage de datas, c’est un sujet géopolitique et je ne pense pas que la France s’en sortira toute seule. Ce sont des sujets européens, pour avoir la puissance financière, la puissance politique de régulation et la puissance du nombre, c’est-à-dire que 500 millions d’européens sont protégés par cette régulation là.
Là où je rejoins certaines analyses : oui nous avons pris un certain retard. Nous avons loupé la première marche, mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas monter jusqu’en haut de l’escalier. Ça prendra du temps, mais on se doit de le faire.
Nous ne devons pas forcément avoir nos GAFA, c’est-à-dire recopier un moteur de recherche, recopier une plateforme, recopier plein de choses.
Nous pouvons faire des choix différents, des choix protégeant des données qui nous sont essentielles, les données de santé par exemple. Il faut faire ces choix là sur les outils de santé. Si les américains veulent absolument y avoir accès d’une manière ou d’une autre, si la société Alphabet a racheté 500 start-ups dans les données de santés c’est qu’il y a quelque chose de stratégique.
Parce que nous on les a structurées en faisant attention à nos paradoxes et à notre croyance. Il peut y avoir au niveau européen un sujet sur les données maritimes, sur les données de la biodiversité. La France est quand même le deuxième littoral du monde. On peut avoir accès à des données que d’autres n’ont pas. C’est-à-dire des objectifs de développement durable etc
Cela peut aussi passer par un changement d’approche dans le soutien des entreprises : “est-ce qu’on doit revoir le code de la concurrence en Europe pour prioriser les sociétés européennes ?”. Les autres ne se privent pas, tous le font dans le monde, nous on ne le fait pas.
Il faut sortir de cette naïveté, je crois que l’Europe l’a compris. Il faut changer d’échelle.. Parce que parfois on soutient en saupoudrant, le “scale up” ne se fait pas.
Enfin, il faut qu’on se questionne sur notre culture des usages (ça c’est plus la partie française, pas forcément européenne). J’ai tendance à dire que nous avons une très belle bases de chercheurs et d’ingénieurs qui sont partout sur la planète.
Nous voulons que tout soit parfait et nous ne pensons pas forcément à l’usage sexy, intuitif. Si Amazon fonctionne, c’est que l’on peut commander en trois clics, deux parfois, voire même un maintenant. Cette expérience utilisateur, si vous alliez avec l’excellence française sur ces technologies, je pense que nous pouvons revenir “sur le ring”.
TB : Est-ce que le soutien pour faire passer à l’échelle n’est pas d’abord lié à un code de la concurrence à revoir ? Comme le BETA (BuyEuropeanTechnologyAct) ? Les américains bénéficient de commandes de l’État très très importantes. En France il y a un vrai problème par rapport à ça. Il existe un vrai soutien aux investissements pour mettre de l’argent dans les start-ups, mais lorsqu’il s’agit de passer à l’acte et de soutenir les entreprises en acquérant des services et des logiciels français, on à l’impression que là il y a un blocage.
P-A R : Nous payons notre retard sur ces sujets, mais la volonté politique est là. Pour la première fois dans l’histoire politique française, nous avons quand même eu des plans sur ces sujets en 2017, pendant la loi Pacte des budgets liés à l’innovation de rupture.
Il y a eu un plan sur l’intelligence artificielle. Il y a un plan sur le quantique qui a été annoncé en janvier dernier. Il y a un sujet sur le Cloud souverain qui a fait du zigzag, mais qui a été remis au centre il y a quelques semaines. En tout cas, la volonté politique est là.
Il reste deux choses à améliorer. D’abord l’accès aux financements. Je pense que l’on doit améliorer l’accès à ces financements-là. Ensuite le sujet des appels d’offres et la commande publique.
Puis il y a le sujet de l’usage. Très souvent, il y a une volonté d’avoir du made in France même dans le numérique. Mais comme nous sommes tellement habitués à utiliser dans le quotidien des outils américains, c’est ancré dans nos usages, il s’agit de penser à la transition.
En termes européen parfois, nous avons pris un peu de retard. Ce sera moins performant on l’a bien vu pendant la période de confinement. Nous avons tous essayé, même politiquement, d’utiliser des outils de Visioconférence français. Très souvent, ça fonctionnait en petit comité, mais dès que vous aviez à faire des Visios en plus grand nombre, on rencontrait des problèmes de performance, ça coupait.
Le réflexe c’est de dire “je reviens à l’outil américain qui fonctionne pas trop mal et je reviendrais au français plus tard quand il sera aussi performant que l’américain”.
Il faut prendre en compte tous ces sujets, la volonté est là, les financements sont là.
TB : On ne se rend pas compte du travail de l’ombre qui est réalisé et qui est évidemment substantiel. Quel poids avez-vous, en tant que député, pour influencer les directions, l’action publique, le secrétariat d’État numérique etc. Pouvez-vous expliquer un peu comment ça fonctionne pour ceux qui ne sont pas nécessairement au fait des entregent et des arcanes du monde politique ?
P-A R : Il est vrai que le rôle de député est un rôle assez large. Je pense qu’au niveau pratique institutionnelle notamment, ce rôle-là devrait être réexpliqué et peut-être questionné.
Le premier rôle du député, c’est d’écrire des lois, ce système participe à l’écriture et la modification des lois, c’est constitutionnel. On doit contrôler l’action du gouvernement. Quand le gouvernement annonce un plan, nous nous assurons qu’il se déroule : on questionne, on interroge, on fait des rapports.
On nous demande de réparer les problèmes du passé, ceux du présent et d’anticiper ceux du futur parfois au niveau local, au niveau national et au niveau international. C’est vrai que cela peut être un peu schizophrénique. Dans tous les cas, nous avons aussi un autre rôle, celui de remonter au gouvernement, au système politique les problématiques du terrain à condition qu’elles soient nationales.
Dès que nous avons des alertes, on les remonte et on travaille avec les collègues qui sont sensibilisés au sujet. On travaille avec les ministres concernés.
Par exemple, sur le numérique, nous travaillons en très grande proximité avec Cédric O qui traite le sujet.
Dans le numérique, ma priorité à titre personnel vu que vous me posiez la question, c’est l’acculturation. À mon sens, il sera peut-être plus efficace d’aller former l’ensemble des citoyens aux usages, que d’essayer de courir dans une course qui est perdue d’avance.
La pratique du capitalisme actuel est liée aux nouvelles technologies. Il y a des choses à faire, à repenser là-dessus. Le numérique on en parle tout le temps. Dans chaque texte de loi, pour alerter, pour corriger des choses aussi, même dans des lois inattendues.
Nous en avons parlé dans le cadre de l’environnement, pour le séparatisme, dans le sport. À chaque fois qu’il y a une loi, on vient insérer ce sujet.
Pour le phénomène du Cloud Act, qui est inconnu politiquement, nous l’avons porté, nous avons mis trois ans à ce que ce soit pris en compte.
TB : Et rediscuté ? Parce que cela avait été accordé à Microsoft.
P-A R : Et rediscuté. Notre rôle sur ces sujets là est de dire “attention danger, attention c’est une bombe à retardement”. C’est à dire qu’on remet même en question le serment d’hippocrate des médecins, qui sont censés assurer la confidentialité. Il y a un sujet de confiance, qui cache beaucoup de choses derrière et tout ça pour du business. Notre rôle a été de capter, d’alerter, de corriger.
Ça prend du temps, parce que ce sont des sujets complexes, et qu’il y a eu une conjoncture mondiale avec la Covid qui a rebattu les priorités. Notre but est de ne pas lâcher le sujet parce que nous savons que c’est un enjeu absolu.
Après, il faut aller rencontrer tout l’écosystème pour qu’il puisse travailler ensemble. J’ai initié il y a deux ans les nuit de la souveraineté numérique à l’Assemblée où je rappelle les acteurs 50 par 50 (c’est la limite) pour que chacun présente ce qu’il fait.
Les acteurs ne se connaissent pas forcément, donc on met en relation, on fait le trait d’union là dessus. Du coup quand les acteurs travaillent ensemble, cela attire l’attention du gouvernement. Nous disons : “regardez, nous avons des initiatives qui ont émergées et on va les continuer”.
Ce matin, juste avant vous, j’étais avec une start-up du département de l’Essonne, qui s’est lancée dans le quantique et qui a toutes les chances d’être un des leaders du quantique. Ils ont fait un autre pari technique que Google et IBM. Leur technologie est plus puissante et pour ces acteurs là, notre rôle est de les faire connaître pour qu’il y ait des industries françaises qui puissent réutiliser cela.
Que ce soit dans l’énergie, dans l’alimentation, ce que vous voulez.
C’est comme cela qu’on va réussir. On met beaucoup en relation sur ces sujets et je crois que c’est le plus efficace.
TB : Cette nuit de la souveraineté numérique a lieu une fois par an ?
P-A R : C’était même plusieurs fois par an. Avec la Covid nous avons arrêté, interdiction de recevoir bien évidemment. On va relancer. On va en refaire parce que c’est comme cela qu’on arrive à participer à l’animation du réseau, à la présentation de nouveaux projets, à de nouvelles initiatives.
TB : C’est intéressant ce que vous dites, car le numérique concerne tous les secteurs d’activités. Dans quelques années toutes les entreprises seront d’une façon ou d’une autre des éditeurs de logiciels et vont brasser de la donnée, développer des services qui seront soit vendus, soit donnés… Cette dimension d’édition de logiciels sera vraiment intégrée et au cœur des entreprises.
P-A R : Au-delà des missions sur ce sujet, nous avons lancé d’autres initiatives, notamment une avec ma collègue Tiffany Degois qui est d’Aix-les-bains.
Il s’agit d’un tour de France de la digitalisation des entreprises, dédié aux TPE, PME, et sous le patronage du président de la république. Nous allons région par région réunir des entreprises et acteurs institutionnels, des acteurs privés, et parler de l’importance de la digitalisation au sens large.
C’est à dire soit de la vente en ligne, soit de digitaliser leurs process sur les métiers de la robotique, etc.
Leur dire : “maintenant, vous êtes au courant de la puissance et de l’importance pour la survie de l’activité”. On les invite à travailler avec des sociétés françaises que l’on présente aussi, on les met en réseau.
A titre personnel, je vais participer à l’acculturation dans le milieu scolaire. J’ai déjà publié un livre, mais il y en a un autre qui va arriver dans les semaines à venir.
Il parle de tout cela et des enjeux.
Ce que l’on invite aussi à faire sur toutes ces aides d’États c’est de protéger ce que l’on fait. Nous n’avons pas forcément une culture du brevet en France et très souvent on se fait piquer pas mal d’idées parce qu’on ne les protège pas assez. Donc c’est un sujet qu’il faudrait peut-être développer sur ces thématiques là.
Nous avons de très belles recherches, de très belles industries, de belles start-up. Donc il faut qu’on se protège, parce que c’est peut être ça aussi la souveraineté. Si l’on veut avoir le choix, on doit protéger les outils qui portent nos visions.
TB : Voulez-vous ajouter quelque chose ? Un message ?
P-A R : Il faut chasser en meute. Je crois qu’il n’y a que cela. Pour cela, il faut qu’on développe cette connaissance de l’autre, de ce qu’il se passe dans notre pays.
On doit questionner sur les pratiques politiques, sur la facilité d’accès aux financements pour toutes les entreprises, et chasser en meute.
Les américains le font, les chinois le font, tout le monde le fait sauf nous. Allons-y.
TB : Pierre-Alain Raphan, je vous remercie.
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