Par Matthieu Hug, Tilkal.com
S’il y a bien une chose que la technologie a su faire, c’est nous connaitre et nous influencer : nous « consommateurs » avec la publicité ciblée et le retargeting, mais aussi nous « citoyens » comme l’ont illustré les dérives d’un Cambridge Analytica avec Facebook. Nos traces détaillées, plus ou moins conscientes, sont tout d’abord collectées au fil de l’eau : cookies, historique de navigation capté incidemment par le « pouce » Facebook de chaque page, code postal renseigné dans un formulaire, adresse IP, etc. Tout ceci est ensuite analysé pour nous définir selon des critères directs ou induits, quelques centaines à quelques milliers, puis nous catégoriser en fonction de profils comportementaux. Ces algorithmes sont très performants pour nous identifier à partir de la multitude de microtraces que nous laissons partout et générer une information sur l’internaute exploitée par l’algorithme pour recommander un produit en optimisant la probabilité d’achat.
Mais qu’en est-il de la réciprocité de cette information ? Imaginons que cet internaute, ce profil ciblé suivant des centaines de critères à partir de toutes ses traces de navigation web, veuille avoir des informations sur le produit que l’algorithme de ciblage lui recommande : que peut-il en savoir ? Peut-il accéder à des informations aussi simples que l’origine par exemple : d’où vient le coton de ce tee-shirt ? La production de ce cacao a-t-elle donné lieu à de la déforestation ? D’où vient ce lait ? Dans quelles conditions de travail ces noisettes sont-elles ramassées ?
Qui sait répondre à ces questions autrement que par des généralités et des banalités, par des faits plutôt que par des éléments de langage ? Que penser de la mention « Origine UE et non UE » que l’on trouve sur beaucoup d’huiles d’olive par exemple : la bouteille est belle, l’étiquette est élégante, mais peut-on avoir une information un peu plus précise que « origine planète Terre » ? Surtout sachant qu’une huile d’olive sur deux vendue en France est non conforme à la réglementation…
En 2013, la Chine était le premier producteur mondial de laine avec 22% du marché, suivi par l’Australie avec près de 17%… dont 70% à 80% de la laine est exportée vers la Chine. Ainsi, on peut aisément penser que 35% à 50% de la laine mondiale provient ou transite par la Chine. La mention « laine de Chine » devrait mécaniquement apparaître sur 35% à 50% des chaussettes, pulls, costumes ou tapis…
La culture du coton pose de son côté des problèmes décrits il y a plus de 10 ans par Erik Orsenna (Voyage au pays du coton, 2007) : assèchement des sols par la surproduction, pollution à l’arsenic de longue durée liée à certaines pratiques de défanage, travail d’enfants répété dans plusieurs pays. En 2014, les deux premiers producteurs mondiaux de coton étaient la Chine et l’Inde, représentant chacun environ 25% du marché, avec des productions multipliées respectivement par 2,5 et par 4 au cours des 10 dernières années. Connaître et suivre précisément l’origine, c’est aussi connaître les conditions sociales et environnementales de cette croissance.
Ces questions ne sont pas anodines, ce n’est pas juste de la curiosité sans fondement. Si connaître l’origine des produits peut avoir des enjeux éthiques, cela devient aussi un enjeu de sécurité, à la fois économique pour les entreprises victimes de contrefaçon et sanitaire pour les consommateurs. Par exemple aux États-Unis 20% du poisson vendu est de la contrefaçon, dissimulant de l’escroquerie vis-à-vis du client aussi bien que de la pêche illégale. En Europe en 2016 c’est pratiquement 1 produit importé sur 15 qui était de la contrefaçon, en croissance forte (+40%) par rapport à 2013.
Enfin outre l’information, il y a derrière cela des questions opérationnelles qui nous concernent tous. On a pu observer de manière répétée, les difficultés à opérer des rappels produits en cas de problème sanitaire : fin 2017 en France sur du lait infantile, ou encore en 2018 aux Etats-Unis sur des laitues ou des épinards. Alors qu’il faut quelques centièmes de seconde pour identifier un internaute, lui associer un profil et lui recommander un produit à acheter, il faut 4 mois pour retirer des rayons du lait infantile contenant des bactéries dangereuses. Pourquoi ce décalage saisissant ? Essentiellement parce qu’on ne sait pas localiser ces produits : tous les produits ont un numéro de lot censé permettre leur identification, mais dans l’immense majorité des cas personne ne sait identifier quel numéro de lot est livré dans quel magasin, ou alors avec des délais importants et quelques approximations.
Ainsi pour revenir à la marque d’huile d’olive qui affiche « origine UE et non UE », elle ne fait pas forcément de la rétention d’information : elle n’en connait peut-être tout simplement pas l’origine précise. Néanmoins le consommateur est censé se plier en toute confiance à l’injonction d’acheter : le site e-commerce l’a hyper ciblé à partir de centaines de critères issus de son historique de comportement depuis des mois, c’est exactement cette huile d’olive qu’il lui faut. Lui est hyper ciblé, son comportement est source d’une information exploitée des dizaines de fois en retargeting, mais l’huile d’olive quant à elle est summum de la non-information : origine Terre. L’injonction à la confiance dans la marque est-elle suffisante quand l’information est si déséquilibrée?
De fait depuis des années différentes études montrent que la confiance dans les marques s’érode. Peu importe que ce soit à tort ou à raison : c’est d’ailleurs souvent à tort que le poison du soupçon s’insinue partout. Néanmoins cette perte de confiance ne découle-t-elle pas de ce déséquilibre très fort dans la numérisation du commerce global ? Tous les efforts de numérisation ont été portés vers la vente, à travers le tracking permanent du consommateur, pour un ciblage comportemental le plus précis possible et en temps réel, avec toutes les questions éthiques que cela peut soulever (cf Cathy O’Neil, Weapons of Math Destruction, Penguin 2016). Dans le même temps le tracking des produits n’a pas connu les mêmes efforts, très loin s’en faut, aboutissant à un déséquilibre d’information saisissant et difficile à comprendre. Un rééquilibrage est certainement nécessaire, rééquilibrage qui sera sans doute aussi positif pour les consommateurs que pour les industriels qui auront le courage de s’y atteler : peut-être un peu moins d’analyse comportementale, certainement beaucoup plus d’information produit qui ait un sens. Il ne s’agit pas de « tout dire », : plus que d’être transparent, l’enjeu est d’être capable de transparence. C’est sans doute là le grand chantier numérique qui démarre pour les marques et les industriels respectueux de leurs consommateurs.
Entrepreneur passionné par tout ce qui est “numérique” dès qu’il change les règles … Actuellement, mon objectif est de permettre la traçabilité des produits de bout en bout à travers les chaînes d’approvisionnement mondialisées, un énorme défi que les registres décentralisés (par exemple les technologies blockchain) peuvent aider à aborder en profondeur et durablement. Cela changerait les règles en termes de sécurité des consommateurs, de production éthique et de croissance durable.
Je suis également investisseur et conseiller dans plusieurs start-ups innovantes abordant des sujets passionnants avec les technologies numériques (marketing digital, cloud personnel, desktop as a service, plateforme API, jouets éducatifs nouvelle génération).
||